La récente publication de la biographie du réalisateur Claude Jutra a fait grand bruit. Bien avant que le scandale n’éclate, j’étais au courant de la future parution du livre chez Boréal et j’entendais en faire un sujet de texte à paraître sur ce blogue. La Presse, plus rapidement que moi, a pris rendez-vous avec l’auteur de la biographie, Yves Lever, et a sorti LA nouvelle, issue d’un chapitre du livre, comme quoi le réalisateur décédé avait de forts penchants pédophiles. Mon rendez-vous téléphonique avec Yves Lever étant prévu près de dix jours après la divulgation des informations dans La Presse, je me suis réjoui finalement à l’idée qu’une fois la poussière retombée, mon entrevue avec l’auteur allait bénéficier d’un certain recul sur cette histoire à scandale et sur une œuvre qui ne sera hélas plus jamais vue de la même façon. Voici le résumé de mon entrevue avec l’auteur de cette biographie, Yves Lever, enseignant à la retraite et spécialiste du cinéma québécois.
Pierre Blais : Yves Lever, pourquoi avoir choisi d’écrire une biographie de Claude Jutra alors qu’en introduction, vous confirmez n’avoir jamais été un admirateur inconditionnel du réalisateur et de ses films?
Yves Lever : Effectivement. J’ai présenté durant des années, dans mes cours au cégep (Ahuntsic), des extraits des films de Jutra, Félix Leclerc, troubadour ou Mon oncle Antoine. Y a de grands moments de cinéma dans Mon oncle Antoine et d’autres moins bien réussis, selon moi. Je n’ai jamais dit du mal de Jutra, mais je soulignais en classe qu’il n’était pas le plus grand cinéaste québécois. Mais Jutra, et c’est là qu’il devient intéressant, est possiblement le plus mythique de tous nos réalisateurs. Un peu comme Gilles Groulx, mais Jutra, c’est encore plus grand comme mythe. Et il n’y avait aucune bio de Jutra, j’ai donc voulu explorer ce mythe. Je voulais écrire un livre que j’aimerais lire, que j’aimerais découvrir. J’ai fait plus de 30 entrevues avec ses proches, comme Pierre Patry, un peu avant sa mort, et je me suis aperçu que Jutra était unique, d’où la naissance d’un mythe. Dès ses débuts dans le métier, il imposait des exigences dans son milieu de travail, ce que personne ne pouvait faire à part lui. En plus, il était une source d’inspiration pour tout le monde. Il poussait les gens à aller au-delà de leurs limites. Il était disponible pour tous. Il demandait des avis et donnait le sien sur tout. Dès 1962, sa renommée était établie. Ce mythomane, toujours en représentation, est devenu célèbre avant d’avoir une œuvre. Il jouait constamment des rôles, mais il avait aussi une opacité, et dans ma biographie, mon intention était de percer un peu de cette opacité.
P.B. : L’écriture de cette biographie a eu quel effet sur votre façon de voir ses films? Êtes-vous à même d’apprécier davantage ses créations qu’auparavant ou bien, au contraire, vous avez tendance à être davantage critique?
Y.L. : J’ai vécu collé sur l’œuvre de Jutra durant plus de deux ans. C’est très contradictoire ce qu’on ressent. On apprend tellement de choses, je me réfère entre autres à l’absence de ses films des différentes sélections à Cannes. Il a vécu très difficilement les rejets cannois d’À tout prendre et de Kamouraska. Puis, à travers toute la recherche, on tombe sur les témoignages entourant sa sexualité et ça nous frappe. On connaissait l’amour de Claude pour les garçons, mais pas pour les enfants. C’est toujours secret ces choses-là, même ses proches ne s’en rendaient pas compte.
P.B. : En anglais, y a une expression qui dit : Damned if you do, damned if you don’t. J’ai l’impression que c’est exactement ce qui s’applique à vous, ou du moins à l’écriture du chapitre de votre livre qui porte sur la sexualité déviante de Jutra. Vous saviez qu’en relatant tout ça, plusieurs seraient outrés et que si, au contraire, vous omettiez d’en parler, on aurait pu facilement dire que vous occultiez son penchant pour les jeunes garçons, non ?
Y.L. : Oui, effectivement. Ça a été difficile, très difficile. Les gens me parlaient de tout ça sous le sceau de la confidentialité. J’ai eu plusieurs témoignages, j’avais plusieurs sources qui me confirmaient le tout, mais j’avoue, j’ai peut-être été un peu maladroit dans ma façon de résumer tout ça dans le livre.
P.B. : Verra-t-on inévitablement les films de Jutra différemment à l’avenir?
Y.L. : Si on regarde à nouveau le film Dreamspeaker de Jutra, que presque personne n’a vu au Québec, un long métrage tourné en 1976 lors de sa période torontoise, il y a une scène ou l’assistant du chaman se baigne dans une lagune avec un petit garçon, ils batifolent ensemble. C’est une scène pédophilique typique. Ça met mal à l’aise, surtout qu’elle ne sert en rien le scénario. Et là, sachant que c’est un film signé par Jutra, c’est là que notre regard diffère. Cela dit, son œuvre est riche, et elle le demeurera à jamais. Mon oncle Antoine est un film avec des scènes magnifiques et d’autres qui agacent beaucoup, mais il a marqué notre cinéma, on s’est reconnu là-dedans. À tout prendre, lui, est un film qu’on doit revoir notamment pour l’humour, c’est le film de Jutra qui vieillit le mieux. À tout prendre, c’est de l’audace, de la spontanéité, un gros égoportrait, Claude a tout mis dans ce film, toute sa personnalité. Si on songe à cause de sa sexualité à camoufler son œuvre, je serai le premier à prendre la parole pour dénoncer cette idée.
P.B. : Vous attendiez-vous à un tel tsunami autour de votre biographie?
Y.L. : Oui, on s’attendait tous à l’effet d’une petite bombe, mais pas d’une bombe atomique…
P.B. : Avez-vous un prochain projet d’écriture lié au cinéma actuellement?
Y.L. Oui, absolument. Je vais me remettre très bientôt sur un projet qui me tient à cœur, un dictionnaire des personnages du cinéma québécois. Mon livre portera, par exemple, sur les plus beaux personnages de juges, pensons à Michel Chartrand en juge dans Deux femmes en or, ou encore de curés, de policiers. La tempête s’étant calmée, je vais me remettre là-dessus dans les prochains jours.
Le nom de famille de Claude Jutra, comme relaté dans la biographie, s’écrivait bien évidemment avec un « s » à la fin. Mais, à partir de 1956, le « s » disparaît. Jutra, avec humour, justifia ce changement ainsi : « Pourquoi un « s », car il n’y a qu’un Claude Jutra. » Longtemps, on pleura la disparition de Claude Jutra, l’unique et talentueux cinéaste. Aujourd’hui, on voit en lui un être au pluriel, l’artiste et le déviant, une sorte de scénario idéal pour du cinéma vérité, celui qui étincelle et qui brûle douloureusement.
Michel Brault et Claude Jutra, 1959