À chaque mois de septembre, la rentrée, c’est pour tout le monde, étudiants ou joueurs de hockey, artisans du secteur culturel en général, ceux du milieu du livre, du cinéma et bien évidemment ceux du théâtre. Bien que féru du monde cinématographique, j’ai aussi la bonne habitude, à cette période-ci, d’éplucher la programmation des différents théâtres de Québec : Périscope, Bordée, Trident, Premier Acte, Gros Becs.
Cette année, comme cinéphile, la programmation du Trident m’a particulièrement fasciné car, de façon aussi ludique qu’anecdotique, j’ai pu établir un lien entre chacune des pièces de la programmation et l’univers du 7e art. En voici la preuve. La saison du Trident s’amorce avec Le Dieu du carnage de Yasmina Reza, adapté au grand écran par Roman Polanski en 2011, puis s’enchaîne avec 1984, livre culte d’Orwell transposé au cinéma en 1984 par Michael Radford, ensuite Quills sorti en 2000, signé Philip Kaufman avec Geoffrey Rush dans le rôle de Sade, Lapin Lapin, une pièce écrite par la réalisatrice Coline Serreau (La Crise) et, finalement, L’Orangeraie de Larry Tremblay, fort beau roman publié chez Alto et dont les droits d’adaptation au cinéma ont été achetés par la société de production québécoise micro_scope (Monsieur Lazhar, Gabrielle, Tu dors Nicole).
Concoctée par la directrice artistique de l’institution, Anne-Marie Olivier, la sélection m’apparaît très relevée et j’en ai profité pour discuter avec elle pour en savoir davantage sur ce hasard liant dans sa programmation le 6e et le 7e art, sachant qu’il n’y avait rien de prémédité et, qu’inévitablement, la discussion allait aussi bifurquer sur un tas de choses. « C’est réellement un hasard car, avant tout, le mandat du Trident, c’est de faire du répertoire et du contemporain. Par exemple, 1984, ce n’est pas du théâtre de répertoire, mais moi j’aime élargir tout ça et surtout voir dans les pièces sélectionnées un point de vue très actuel. Tout passe par le contenu et par le fait de revisiter des œuvres qu’on pense connaître, comme 1984, qu’on peut relire ou revoir en film et qui ont une résonance forte avec ce que l’on vit présentement en Occident », de préciser Anne-Marie. « 1984 sera sûrement la pièce qui, sur scène, sera la plus cinématographique, car on jouera beaucoup sur la perception dans la conception même de la pièce et sans pour autant que ça ressemble au film. C’est aussi tout un défi d’adaptation car c’est un texte très impressionniste, plus abstrait que réaliste. Le public va être très surpris », ajoute-t-elle.
Quand on évoque Quills, la directrice constate avec fébrilité que de voir Robert Lepage incarner le marquis de Sade sur la scène du Trident, c’est une occasion unique et que l’on ne reverra pas avec la construction imminente du Diamant. C’est une offre que ne pouvait refuser le théâtre, pas seulement parce que Lepage, aussi cinéaste, y tient le premier rôle, mais aussi parce qu’étrangement la pièce de Doug Wright qui a donné lieu au film n’avait jamais été traduite en français, donnant à l’événement des allures de première et l’occasion pour le spectateur de se questionner sur les notions de bien et de mal. Si la présence de Lepage a de quoi attirer les foules, Anne-Marie souligne que les abonnés semblent aussi très inspirés par 1984 et L’Orangeraie, mettant de l’avant l’intérêt littéraire pour les amateurs de théâtre. Mais selon elle, il y aussi un danger dans tout ça : « Rattacher trop les œuvres aux livres ou aux films, c’est aussi un couteau à deux tranchants. Y a le danger d’être déçu. C’est pourquoi j’aime qu’on réactualise tout ça et je me répète, mais d’y voir une réelle résonance avec ce qu’on vit aujourd’hui. En bâtissant la programmation, je me questionne toujours sur ce qui va nous faire réfléchir dans une pièce, car pour moi l’art est un outil de transformation et de réflexion », d’analyser la directrice artistique qui voilà trois ans succéda à Gill Champagne.
Si la pertinence des contenus passe avant tout, Lapin Lapin est peut-être l’exception de sa sélection, une création comique, véritable plaisir coupable, une grosse pâtisserie qu’on ne peut s’empêcher de manger selon Anne-Marie Olivier qui affirme tenir compte des commentaires des abonnés qui trouvent parfois le théâtre un peu sombre. Dramaturge et comédienne, son poste au Trident lui enlève du temps de création, du temps dont elle s’ennuie inévitablement. Heureusement, elle adore relever le défi de concocter une programmation de qualité, donnant l’opportunité à des artistes talentueux de créer, et ce, même si le contexte est devenu très difficile. « Les moyens diminuent, nous n’avons plus de marge de manœuvre, ici comme à Montréal. Même avec une salle remplie à 80 % pour toute la saison, les théâtres peinent à garder la tête hors de l’eau et à éviter les déficits. Le mur, il arrive vite et on va le frapper bientôt. Y a sûrement des questions à se poser sur l’importance de l’art dans nos vies », s’interroge-t-elle.
Et quand on aborde la question du peu de présence du théâtre dans les médias, Anne-Marie déclare : « Il faut se battre tout le temps. Par exemple, une seule entrevue à la radio, avec Catherine Perrin à Radio-Canada, et nos salles se remplissent. Les raisons pour ne pas parler de théâtre sont difficiles à accepter, l’espace médiatique est rare et c’est très préoccupant. Nous, on se demande souvent à quel point les journalistes culturels sont libres de parler de ce qu’ils veulent. C’est triste d’entendre dire que le public en général s’en fout. On est tributaire de ça », de conclure celle qui aimerait bien intégrer une éventuelle adaptation théâtrale de La Famille Bélier dans une future programmation. D’ici là, la rentrée au Trident, c’est cette semaine qu’elle débute avec Le Dieu du carnage dans une mise en scène de Michel Nadeau. Un titre qui, selon certains, résonne parfaitement avec les politiques austères qui affectent actuellement le milieu culturel et celui de l’éducation au Québec…