En ce 28 décembre, date symbolique reliée à l’éclosion du cinéma voilà déjà 120 ans, il me fait plaisir d’offrir ce blogue à André Caron, professeur de cinéma au Cégep Garneau à Québec, qui avec son texte, rend un très bel hommage au 7e art !
CENT VINGT ANS DE CINÉMA :
LE MONDE FANTASMÉ À TRAVERS LE PRISME DE LA CAMÉRA
28 décembre 1895 : date officielle de la première projection publique à Paris d’un film 35 mm sur un écran à l’aide du cinématographe, l’invention révolutionnaire des frères Auguste et Louis Lumière. Cent vingt ans se sont écoulé depuis cet événement historique, ce qui peut sembler long en regard d’une vie humaine, mais bien peu lorsqu’il s’agit d’évaluer l’impact d’une nouvelle forme d’art. Comparé à la sculpture ou au théâtre, le cinéma se révèle bien jeune, en effet. Pourtant, il s’inscrit parfaitement dans le prolongement des autres formes d’art.
Le cinéma se situe au carrefour de la peinture et de la photographie. Il combine d’une part le désir des impressionnistes d’offrir un point de vue personnel de la réalité et, d’autre part, le besoin des photographes de reproduire cette réalité. Les scientifiques, quant à eux, se servent de la photographie pour pousser encore plus loin les recherches sur la décomposition du mouvement et sa reproduction. À la fin du dix-neuvième siècle, le développement simultané du cinéma par la compagnie de Thomas Edison à New York et l’entreprise des Lumière à Lyon se situe d’ailleurs à mi-chemin entre la science, l’art, la technologie et l’industrie. Il s’agit d’une invention qui modifie à jamais la perception que l’humanité a d’elle-même en lui renvoyant une image déformée de la réalité, une illusion de réalité : une vision subjective et onorique du réel.
Dès la première décennie du vingtième siècle, le cinéma, art populiste, se développe à une vitesse fulgurante. Bientôt, il devient l’emblème de la modernité et anticipe la globalisation mondiale des marchés. Depuis 1915 (il y a cent ans), avec l’immense succès populaire de la superproduction The Birth of a Nation de D.W. Griffith, il est fortement identifié à l’impérialisme culturel américain. Pour la première fois de son histoire, l’humanité peut se regarder comme jamais auparavant. L’espèce humaine pénètre alors dans le Siècle de l’image. À l’origine noire et blanche, instable et approximative, projetée à 12, 16, puis 24 cadres par seconde, cette image muette devient bientôt en couleur et en 3D, munie de pistes sonores multiples (de la stéréophonie jusqu’au système numérique DTS 7.1). D’abord carrée, elle explore tous les formats, du Cinémascope au IMAX numérique en passant par le 70 mm et le Cinérama. Elle établit la base d’un nouveau langage audiovisuel unique et sans précédent. Fusionnant toutes les formes d’art, ce langage sert de modèle pour la télévision, la publicité, les jeux vidéo et les plate-formes multi-média. Grâce à ces images, le vingtième siècle est préservé, enregistré, répertorié. L’Histoire posséde désormais une mémoire audiovisuelle, comme le prouvent éloquemment les séries documentaires Apocalypse sur les deux grandes Guerres mondiales.
Ces nouvelles images recèlent bien sûr un caractère à la fois historique, sociologique et anthropologique, mais également une valeur scientifique, artistique et mythologique. Cristallisée dans le temps, chacune de ces images offre un instant d’éternité, une sorte de nirvana virtuel. Nanouk, Marilyn Monroe, James Dean et Bruce Lee cessent de vieillir sur l’écran : ils se mutent en icones, en mythes modernes. Elles deviennent un idéal mondial. Paradoxalement, le cinéma permet aussi l’effet inverse. James Stewart, Jean Gabin, Monica Vitti et Ingrid Bergman vieillissent sur l’écran au fil des films, mais ils ne meurent jamais : ils deviennent éternels. Chacune de leurs incarnations physiques reprend vie, là-haut, projetée sur le rectangle blanc.
Le cinéma ne fait donc pas que représenter la réalité, il la transcende pour atteindre le firmament de l’inconscient collectif où règnent les rêves sublimés et les états d’âmes épurés. C’est pourquoi les plus grands chefs-d’œuvre cinématographiques s’apparentent à de véritables analyses chirurgicales de la nature humaine. Les grands cinéastes tels Griffith, Chaplin, Von Stroheim, Murnau, Renoir, Dreyer, Ford, Hitchcock, Welles, Bergman, Kurosawa, Fellini, Antonioni, Truffaut, Lean, Kubrick ou Kieslowski dissèquent le comportement humain pour en révéler les failles et les richesses. En cultivant leur propre subjectivité et en puisant dans l’inconscient du public, ces artistes complets exposent la collectivité à une vision du monde qu’elle n’aurait pu percevoir autrement.
Le meilleur cinéma, celui qui se voit en salle avec un public, confronte une grande variété de points de vue individuels qui sont issus d’un vaste réseau culturel provenant du monde entier. Ces points de vue génèrent leur propre définition de la réalité. Filtrées à travers le prisme de la caméra, ces perceptions entraînent de multiples interprétations qui façonnent à leur tour de nouvelles formes de réalité subjectives. Ainsi, le cinéma ne correspond plus à ce concept de fenêtre sur le monde, de canevas objectif du réel ou de perception purement oculaire.
Non, plus maintenant. Aujourd’hui, à l’aube du troisième millénaire , alors qu’il entame son deuxième siècle, le cinéma, cet écran blanc inondé de lumière scintillante, nous propose le monde, un monde fantasmé par le rêve collectif de ses créateurs : un immense songe en perpétuel devenir.
André Caron, professeur de Cinéma, Cégep Garneau.