Reconnu depuis plus de dix ans dans le milieu du cinéma québécois comme l’un des meilleurs directeurs photo, on tend à oublier qu’André Turpin est aussi réalisateur. Mais, à ce titre, il s’était tu depuis la sortie de son deuxième film, Un crabe dans la tête en 2001, lui qui faisait suite à Zigrail, lancé en 1995. Mais cette année, le cinéaste de 50 ans est de retour avec une proposition très étrange et audacieuse ayant pour titre Endorphine. Une œuvre qui cause un malaise, qui déforme la réalité, tissant une toile scénaristique plutôt angoissante.
En visite à Québec cette semaine pour rencontrer la presse pour la sortie de son long métrage prévue le 22 janvier prochain, André Turpin est d’abord revenu sur le choix du titre. « L’endorphine, c’est une substance secrétée par le corps humain lors de la pratique d’un sport, lorsqu’on a peur, ou encore lors de l’atteinte de l’orgasme. Et je trouvais que ça sonnait bien et que ça cadrait avec ce que vivait le personnage principal, Simone, (joué par trois comédiennes, Sophie Nélisse, Mylène Mackay, Lise Roy) dont la vie est divisée en trois périodes ». Témoin du meurtre de sa mère alors qu’elle est adolescente, Simone vivra dès lors une confusion émotionnelle qui se traduira de trois façons différentes au cours de sa vie. « Mon film est une proposition très viscérale qui peut effrayer le spectateur, tellement que j’envisage d’enregistrer une présentation qui introduirait Endorphine au public et qui serait diffusée avant chaque représentation. Un petit clip de 30 secondes qui leur dit qu’ils n’ont pas à tenter de résoudre une énigme, à trouver la pièce manquante au casse-tête, qu’ils doivent rêver le film, car sinon, le fait de ne rien comprendre, pour beaucoup de gens, ça devient frustrant », de préciser le réalisateur qui avoue être fasciné par les univers glauques et étranges mis en place par David Lynch dans Lost Highway, Mulholland Drive et Inland Empire.
Endorphine rappelle effectivement le travail de David Lynch, mais il renvoie aussi à la façon dont Denis Villeneuve a façonné Enemy ou encore à Possible Worlds réalisé par Robert Lepage en 2000, des films qui nous laissent dans un état étrange, qui provoquent un réel malaise, état que voulait atteindre André Turpin avec sa nouvelle création qu’il a lui-même scénarisé. « Lynch dans ses films ne donne pas de clé finale pour tout comprendre, mais ses histoires nous hantent et c’est ce que je désirais faire après des années d’absence comme réalisateur. Et heureusement, mes producteurs (micro_scope) et mon distributeur (Christal Films) m’ont suivi là-dedans. Ils ont fait preuve de courage, ils ont trouvé le film porteur et évocateur et m’ont rassuré face à mes craintes concernant l’éventuelle mise en marché, car évidemment, ce n’est pas un film facile à vendre », d’expliquer celui qui a fait la direction photo sur plusieurs films de Denis Villeneuve, Philippe Falardeau et Xavier Dolan. Pour la musique, Turpin est allé chercher l’ex-Karkwa, François Lafontaine, qui à la lecture du scénario a immédiatement été emballé. À ce sujet, le réalisateur précise qu’ils ont beaucoup écouté les partitions d’Angelo Badalamenti, compositeur attitré de Lynch, afin de voir de quelle façon la musique allait donner un ton à Endorphine, combiné à la conception sonore de Sylvain Bellemare, elle aussi, très importante. Ajoutons à cela l’omniprésence de la chanson Daydream in Blue du groupe britannique I Monster qui revient nous obséder tout au long de l’histoire et le mariage est parfait.
Habitué à travailler avec des créateurs très formalistes comme Xavier Dolan et Denis Villeneuve (il considère d’ailleurs ce dernier comme un maître de la forme), André Turpin est resté dans le même sens dans sa façon de réaliser et s’avère fort heureux de sa relation avec Josée Deshaies, sa directrice photo sur Endorphine, elle qui travaille beaucoup avec Bertrand Bonello en France (Saint Laurent). « À force de faire de la direction photo pour les autres, ça a sûrement teinté ma relation, très engagée d’ailleurs, avec Josée. Je savais qu’elle aimait les lumières douces, naturalistes et c’est une fille qui a une grande culture de l’image et du cinéma, elle a beaucoup apporté au film », de dire André Turpin qui souligne aussi tout le talent de son équipe technique, de ses comédiennes et de Guy Thauvette qui joue le rôle du meurtrier. « Guy fait peur d’une façon visqueuse. Il semble avoir une maladie qui l’enveloppe et en plus, à l’inverse, il peut jouer les charmeurs. Il a été magnifique tout au long du tournage, flexible, très à l’écoute. Il a réussi à faire naître la peur quand on le voit, et quand on l’entend parler, on sent un retard mental chez lui ce qui le rend encore plus inquiétant », de conclure le réalisateur fier de la critique parue dans le Hollywood Reporter qui soulignait qu’Endorphine est le genre de film qui pourrait développer éventuellement un culte. Car bien que ni film d’horreur ni thriller, Endorphine provoque avec beaucoup d’habileté son lot d’étranges malaises.