Voilà déjà quelques années, alors que je travaillais pour la télé de Radio-Canada, je devais commenter par voix hors champ la sortie en format DVD du nouveau film de David Lynch, Mulholland Drive. Grand fan devant l’éternel des films de David Lynch, je décrivais l’ambiance de ce chef-d’œuvre, dont le scénario défi toute logique, en utilisant le terme glauque. La réalisatrice et le monteur qui me supervisaient m’avaient aussitôt demandé d’enlever ce mot de ma narration, sous prétexte que les téléspectateurs ne saisiraient en rien sa signification.
Ayant encore aujourd’hui une bonne mémoire, c’est avec méfiance et craignant la censure ou le risque d’être incompris que j’ose utiliser le mot glauque sur ce blogue pour décrire Ennemi, le nouveau film de Denis Villeneuve qui sort en salle vendredi. Ironie mis à part, je vous confirme mon emballement pour cette œuvre marginale dont il est inutile, comme pour les films de Lynch, d’en chercher à comprendre le sens exact. Glauque comme Mulholland Drive, glacial comme un film d’Atom Egoyan, troublant comme un Cronenberg, psychologiquement brillant comme un Hitchcock et aussi intrigant que Donnie Darko (film de Richard Kelly dans lequel Jake Gyllenhaal jouait l’un de ses premiers rôles), Ennemi est pour moi le long métrage le plus achevé, le mieux réalisé, le plus déconcertant de la jeune carrière du cinéaste québécois. Je dis jeune, car Villeneuve, mi-quarantaine, n’en est qu’à son sixième long métrage.
Bien sûr, Ennemi ne plaira pas à tous. On est loin du suspense engendré par Prisoners ou du drame politique et familial d’Incendies. Mais, comme pour ces deux réalisations, nous sommes devant un film signé de la main d’un cinéaste qui veut aller au-delà du simple divertissement en salle. Un long métrage signé par un créateur qui, peu à peu, prend conscience de tous ses moyens, sachant du même coup s’entourer d’une équipe de grand talent, autant du côté du scénario que de la direction photo. Ce que j’aime chez Denis Villeneuve, c’est qu’il prend des risques et avec Ennemi, plus que jamais. Malgré sa victoire dans cinq catégories, dont meilleur réalisateur canadien au dernier gala des prix Écrans, Villeneuve sait bien que son film n’a pas le synopsis idéal pour rassembler les foules. Le cinéaste lui voue pourtant un réel attachement, estimant que son adaptation du roman de José Saramago L’Autre comme moi, demeure jusqu’ici son projet le plus personnel.
J’éprouve, sans pudeur, beaucoup de plaisir à faire l’éloge d’Ennemi parce qu’il a été réalisé par un passionné du septième art et que j’attendais avec impatience de sa part ce genre de risque filmique. Car cet univers cinématographique, si glauque (j’aime ce mot que voulez-vous), rejoint un besoin profond chez moi comme chez plusieurs cinéphiles : celui d’être bousculé, dérangé, secoué par une histoire plutôt que d’être conforté et rassuré. C’est un peu comme acquérir un nouveau vocabulaire, malgré la crainte de se tromper sur le sens des mots, ça permet d’élargir la discussion et de rester bien éveillé pour la suite des choses, pour la suite du monde.
Merci et bravo pour ces mots. « … œuvre marginale dont il est inutile, comme pour les films de Lynch, d’en chercher à comprendre le sens exact. » Voilà, en fait, à mon sens, le rapport fondamental qui devrait toujours exister a priori avec quelque œuvre d’art que ce soit. Cela dit tant pour l’amateur que pour le créateur. Il existe une pertinence dans le geste créatif qui réside dans le désir viscéral de la création elle-même, au delà de que ce que le mental cherche à donner comme sens au geste, au delà de ce que les organes subventionnaires exigent comme sens à la démarche, au delà de que les critiques, parfois, cherchent à extraire comme sens à l’œuvre, mais qui reste invariablement loin en tête de peloton quant à l’engouement instinctif de l’amateur.