Je me souviens d’Alejandro Jodorowsky. Je me souviens, fin 80, d’avoir entendu son nom étrange à consonance russe, ce nom relié à un artiste hors normes en réalité chilien de descendance ukrainienne et juive. Réalisateur mythique, voire mystique, dans la lignée des Bunuel, Arrabal ou Pasolini, Jodorowsky a longtemps été perçu comme la version hard de Fellini. Mais à l’époque, impossible de mettre la main sur ses films dans les différents clubs vidéo. Des longs métrages qui ne passent pas à la télé, qui sont associés au « cinéma de minuit », au scandale de leur sortie respective et pourquoi pas à la consommation d’office de stupéfiants euphoriques et initiatiques de la part de ses fans de la première heure.
Quelques années plus tard, des amis, lecteurs boulimiques de bandes dessinées, me font découvrir sa série L’Incal (dessinée par Moebius), dont il assurait le scénario. Puis, dans la même veine, j’ai lu avec avidité ses nombreuses séries BD fantaisistes comme Le Cœur couronné, Le Métabaron, Le Lama blanc, Alef-Thau et Face de lune. Dès lors, j’ai recherché passionnément ses œuvres. J’ai emprunté ses livres, essais et romans, à la bibliothèque et j’ai finalement réussi à mettre la main sur ses films : Fando et Lis et Tusk grâce aux copies conservées à l’Université Laval. Santa Sangre et Le Voleur d’arc-en-ciel sont finalement devenus disponibles au Québec en format VHS et El Topo et La Montagne sacrée ont été réédités en DVD dans un coffret formidable et inespéré après une longue bataille concernant les droits d’auteur. Bref, le bonheur!
Philosophe et penseur doté d’humour cinglant, fumiste pour les uns, expert en tarot de Marseille pour les autres, mime qui a travaillé avec Marcel Marceau, Jodorowsky a côtoyé et travaillé avec les plus grands, de Raymond Devos à H.R. Giger. Il a créé le Théâtre Panique avec Arrabal et Topor et a voulu adapter dans une démesure que lui envierait Terry Gilliam l’univers de Dune de Frank Herbert. Aujourd’hui, à 85 ans, il lance son septième long métrage, La Danse de la réalité, une œuvre baroque inspirée grandement de son enfance. Un film qui dérange et dans son traitement semblant provenir d’une autre époque. Un long métrage maladroit, initiatique, plein de tics et rempli de symboles surréalistes, de marginaux et d’estropiés, de violence et d’amour. Tout est « trop trop » chez Jodo, mais c’est aussi pourquoi son imaginaire est si essentiel et qu’éventuellement, il nous manquera grandement.
Rencontré à Paris, en janvier dernier, à l’invitation d’UniFrance, le cinéaste parlait aisément de ce nouveau film avec beaucoup de fierté. Il affirmait que tout ce qui se retrouvait dans La Danse de la réalité venait de lui, que personne n’avait faussé sa vision artistique, qu’il avait travaillé en totale liberté. Chose rare aujourd’hui dans le septième art. Il déplorait d’ailleurs la machine à faire des sous qu’est devenu le cinéma, un domaine qui ne relève plus des arts proprement dit. D’ailleurs, quand on demande à Jodorowsky quel est le futur du cinéma, il répond que son avenir se situe dans les musées. « C’est dans les musées qu’on montrera le cinéma d’art. La Danse de la réalité sortira d’ailleurs aux États-Unis au MOMA (Museum of Modern Art). Les musées, aujourd’hui, sont comme des Disney Land de l’art conceptuel et moderne. Et c’est très bien. Que les musées deviennent des imprésarios de spectacles! Le cinéma sauvera les musées », dira-t-il l’œil amusé.
On peut être en accord ou non avec sa vision des choses, vision un peu réductrice diront certains. Ce qui est sûr cependant, c’est que la cohabitation des blockbusters et des films d’auteurs dans les salles « habituelles » est des plus menacée. Le salut du cinéma d’auteur, du cinéma d’art, du cinéma de réflexion et de création passe-t-il par les musées? L’avenir nous le dira,, mais ce serait sûrement dommage! Pendant ce temps, de voir le Clap s’associer au Musée de la civilisation (où on y présente La Danse de la réalité) n’a rien d’étonnant et rejoint un peu la pensée de Jodorowsky. Ce qui surprend cependant, c’est la réalité actuelle qui frappe nos musées ici à Québec, mais aussi ailleurs au Canada. Investir dans du béton d’un côté et couper dans les services offerts et la main-d’œuvre de l’autre. Allez comprendre. Le milieu de la culture est actuellement comme une bobine de film en salle de montage. Il est victime de trop nombreuses coupures, sa survie est mise en péril, tout comme celle des musées malgré tous les espoirs du cinéaste chilien. Mais ça, c’est une autre histoire direz-vous, un autre combat à mener… Et ce combat, comme la réalisation en toute liberté d’une œuvre atypique comme La Danse de la réalité, c’est s’engager dans un acte de résistance.
**Voici un lien et un extrait, tous deux tirés de l’entrevue réalisée à Paris avec Jodorowsky:
Jodorowsky s’exprime sur la violence dans son film et celle au quotidien dans le monde.