Réalisé par Emmanuel Carrère (auteur de L’Adversaire et de La Moustache qu’il a aussi réalisés), le drame Ouistreham, du nom d’une petite ville portuaire normande, met en scène Juliette Binoche dans le rôle d’une écrivaine et reporter, Marianne Winckler. Son personnage est au centre d’un récit ancré dans le cinéma social européen, un courant porté notamment par Stéphane Brizé, les frères Dardenne et Ken Loach. Dans cette adaptation du livre de Florence Aubenas intitulé Le Quai de Ouistreham, Marianne mène anonymement une enquête sur le milieu des femmes de ménage en se faisant engager dans un groupe appelé à travailler sur un traversier.
Accordant de nombreuses entrevues en janvier dernier pour la promotion du film, l’actrice a demandé régulièrement aux journalistes présents de répéter leurs questions. On la sent ainsi légèrement sur la défensive, car le débat autour de Ouistreham rejoint inévitablement celui du livre dont il tire son origine. Comment une écrivaine, ou ici une actrice, peut témoigner avec conviction d’un milieu qu’elle investit secrètement pour mieux ensuite retourner à sa vie d’avant, confortable et embourgeoisée diront les plus méchantes langues? Mais Juliette Binoche ne se défilera pas, défendant ce film qu’elle a depuis le début porté à bout de bras.
Le Clap : Juliette, le livre de Florence Aubenas a beaucoup fait parler de lui lors de sa sortie voilà plus de dix ans. Comment êtes-vous arrivée au coeur de son adaptation pour le cinéma?
Juliette Binoche : Voilà quelques années, un réalisateur m’avait demandé si je voulais jouer cette journaliste, mais Florence Aubenas ne voulait pas vendre les droits d’adaptation. J’ai quand même terminé la lecture du livre et j’ai appelé Florence pour tenter de la convaincre de nous laisser faire le film. Elle a accepté avec comme seule condition qu’Emmanuel Carrère en fasse l’adaptation. J’ai alors contacté Emmanuel. Nous avons dîné tous ensemble à quelques reprises afin de se mettre d’accord sur l’ensemble de la production. Emmanuel s’est aussitôt mis au travail. Mais Florence et son éditeur continuaient à faire preuve de résistance, et ce, jusqu’à ce que je la rencontre par hasard au Festival de Cannes. Florence, se sentant peut-être coupable de retarder le projet, a fait son mea-culpa et donné son aval. L’éditeur du livre, lui, ne me voyait pas dans le rôle principal, au contraire d’Emmanuel évidemment. Il n’y a rien eu de facile mais heureusement, tout s’est arrangé. Le tournage a finalement eu lieu et a été des plus harmonieux. Et je dois également le préciser, Emmanuel a fait tout un travail d’adaptation et aussi de casting pour trouver les non-acteurs qui allaient jouer dans le film.
Le Clap : Justement, comment travaille-t-on avec des actrices qui ne sont pas des professionnelles, qui ne viennent pas du milieu du cinéma et qui débutent à l’écran?
JB : Il faut les mettre en confiance et cette confiance, heureusement, elle était réciproque. Entrer dans le monde du cinéma, du jeu, elles ont aimé ça. Ensuite, il fallait travailler pour que l’intériorité de chacun des personnages passe à l’écran à travers ces femmes qu’elles incarnent. Il faut être patient. Le choix des actrices était parfait. Ce sont des personnages avec des ego assez forts. Il le fallait pour s’exposer ainsi à la caméra. Elles avaient toutes ces qualités qu’il fallait pour être crédibles à l’écran.
Le Clap : Comment s’est déroulée votre préparation pour un tel rôle?
JB : J’ai bâti mon interprétation comme un mélange entre la personnalité de Florence Aubenas et la mienne, en tenant compte de la vision d’Emmanuel. Je suis arrivée sur le tournage exténuée, grippée, j’étais en train de perdre mon père, j’étais dans un état second et sans le cacher, ça a servi le rôle. Mon but, c’était d’exposer la réalité de ces gens-là en étant avec eux. Emmanuel me déléguait tout l’aspect du jeu avec mes partenaires. J’ai pris cette responsabilité. Il n’y avait pas de défi d’actrice comme tel, car j’étais dans l’abnégation en m’occupant du travail des autres et en m’assurant de rendre les invisibles visibles. Il faut se réhumaniser, c’est le propos du film.
Le Clap : Le film ouvre un débat sur la situation précaire de ces travailleuses tout en montrant que ceux qui veulent les aider, peuvent être vus comme des nantis qui se font du capital sur leur dos, non?
JB : Quand j’ai fait Les Amants du Pont-Neuf, j’ai côtoyé les gens de la rue. Pour Camille Claudel 1915, j’ai été dans un hôpital psychiatrique pour avoir une référence intérieure, pour la transposer dans une oeuvre qui devient une autre réalité parce qu’on recrée le tout. Mais dans tout ça, il faut réussir à atteindre le spectateur. Les liens entre la réalité vécue et la transposition de l’oeuvre s’expriment dans une autre forme que le documentaire, soit la fiction, et il faut en tenir compte. Mais oui, certains peuvent y voir une sorte de trahison du réel. L’intention derrière le projet de Florence Aubenas, c’était de témoigner de ce que ces femmes vivaient au quotidien. Il faut le rappeler. Mais oui, Florence a gagné des sous avec son livre. Ça fait qu’on se pose des questions. Elle avait d’ailleurs peur que le film la fasse retomber dans une sorte de culpabilité. Ouistreham nous fait réfléchir sur le sentiment d’injustice dans la vie et sur la valeur de la condition humaine. Mon désir premier de concrétiser ce projet, d’en faire un film, vient de là.
Cette entrevue a été réalisée sur invitation, dans le cadre des Rendez-vous du cinéma d’UniFrance 2022.